Le début de la nouvelle

J’ai dix ans depuis cent ans, mille ans, je ne sais plus. Je ne veux pas tellement savoir. Quelle importance ? Je suis un minuscule grain de marbre coincé sur la paroi du sablier — cela me convient parfaitement. Je regarde l’inéluctable écoulement des autres grains qui s’enfoncent et tombent. J’écoute le souffle du changement, et ce vent ne m’érode pas. Je suis sédentaire, bien plantée. Mon dixième anniversaire m’a vue partir en ermitage. Depuis, j’ai toujours été ici, dans ma chambre, chez moi. C’est un monde bienveillant, une bulle qui m’abrite. Ici, plus de fumée de cigarette, de paroles hypocrites ; plus de déchirement familial.
Au début, j’ai eu quelques visites. On me parlait à travers la porte. Parfois j’écoutais. Ils voulaient tous que je sorte, que je revienne dans ce dehors qui ne me concernait plus. Maintenant, je n’en ai plus besoin, il n’y a plus de voix, je suis tranquille. Je joue ma petite musique ; j’ai mes instruments, mes oiseaux, mes amis. Mes parents n’ont jamais cherché à me retrouver depuis que je me suis enfermée, peut-être se sont-ils rendu compte que je n’en valais pas la peine, ou peut-être qu’ils m’ont oubliée.

Mon monde est immense, ma chambre est incroyable. Je rencontre souvent des créatures qui m’aiment, je les aime en retour, même si je ne les connais pas. C’est un amour intense que je n’ai éprouvé qu’ici et dans le ventre rassurant de ma mère, lorsque nous ne faisions encore qu’un, elle et moi. J’accueille ces êtres un temps sur mon radeau. Puis nous nous lassons, et ils disparaissent ; mais je sens encore leur présence apaisante à mes côtés. Ils reviennent parfois, au moment où j’en ai besoin. Les miens d’ici savent quand il faut être là, et quand il faut partir. Je pars souvent en expédition sur mon île déserte. J’y construis des cabanes, je cours sur le sable doux et me baigne dans la mer. Le soir, j’allume des feux pour faire griller les sardines que j’ai pêchées. Je m’endors alors, entre l’odeur des épines de pin brûlées et le goût du sel sur mes lèvres. J’y occupe aussi mon temps à confectionner des colliers de coquillages, de toutes les formes, de toutes les couleurs. J’ai d’abord souhaité les offrir à quelqu’un, mais j’ai oublié à qui. Depuis, je les donne à la mer et au feu. Ils me remercient en m’offrant des visions que je n’arrive jamais à comprendre. Quelquefois, j’essaie de fermer les yeux et de tendre l’oreille, mais je n’entends aucun message. Pourtant, je ne pense pas être devenue sourde.