Les Voyages immobiles

Anaïs Hébrard

Un texte de jolie drôlerie. Une délicieuse nouvelle d’Anaïs Hébrard , qui réside à St-Pierre-et-Miquelon, une terre de voyageurs immobiles, amoureux de leur île. Un récit qui navigue entre les souvenirs d’enfance, les héritages familiaux, les passions aériennes et nasales…

Voix: Pierre Crevoisier et Sophie Pasquet Racine
Musique: Jean-Sam Racine
Violoncelle: Elsa Dorbath

Mon île, ça pourrait être Ushuaïa ou Sainte-Hélène. Vu d’en haut, c’est un tapis de bicoques en Lego. Le rouge-triomphe et le bleu-nation claquent dans l’œil comme un verre d’alcool dans un estomac vide. La maison familiale, aujourd’hui blanc-crème, est au milieu du village. Quatre cubes l’un par-dessus l’autre, cave, rez-de-chaussée, chambre à coucher-jumelée salle de bain, grenier. À l’extérieur, balcon de bois rogné par les hivers, va-et-vient orphelin de lessive, niche à oiseaux déserte clouée à la cime d’un reste de tronc avec sur le pignon, suivant le temps, un goéland. Moi, je vis à l’autre bout du village, avec ma femme.

Ma femme, c’est une bombarde. Je ne l’ai pas choisie pour ça mais si je l’avais rencontrée au blind test du bistrot, oui, ronfler aurait fait partie de mes critères de sélection. Je triche un peu. À l’époque où nous avons fait connaissance, je ne savais pas que son vrombissement nasal me serait la plus douce des caresses. C’est au fur et à mesure de nos sommeils partagés que je me suis rendu à l’évidence : ses ronflements étaient mon bien le plus précieux.

Lorsqu’il est temps de se mettre au lit et qu’elle glisse son corps chiffonné dans les draps, j’attends avec une impatience de premier communiant que le sommeil la plombe. J’avoue, il m’arrive de bâcler le sexe, demandé quotidiennement, dans le seul but qu’elle s’endorme au plus vite.
Parfois même, je concocte une valériane-valium, puis lui offre la potion tout en lui suggérant délicatement de remettre la chose à plus tard, tant le besoin d’écouter sa tronçonneuse m’est devenu vital. Dès que je repère le premier bâillement alors qu’elle tire notre couette jusqu’au nez pour s’y recroqueviller, je sais que le fabuleux concert va commencer. Introduction, un souffle qui filtre du fond des narines. Premier mouvement, un moteur qui démarre en première, par légers à-coups, un rien de ronflottement. Puis, enfin, c’est la symphonie, tonitruante explosion issue des tréfonds d’une grotte, un sublime tonnerre paléolithique. Bonheur. Je ferme les yeux. Le DC3. Oui, me voici dans mon grenier où, petit garçon, je me réfugiais pour surveiller l’arrivée du DC3, mon avion adoré. Détail, j’ai horreur des bateaux.

En bateau, mes ancêtres avaient traversé l’Atlantique pour s’échouer sur une terre âpre, une terre qu’ils ne pouvaient plus quitter bien qu’elle ait l’inconfort d’une chaussette cardée remplie de bogues de châtaignes. Il paraissait évident que les tourbières leur mèneraient la vie dure.
Poireaux, carottes, cochons et même l’appétit auraient du mal à y survivre. Ils avaient fait la grande traversée dans un sens mais ne la referaient pas dans l’autre, traverser la mer, ça coûte en courage autant qu’en hommes. Comme il n’y avait plus de bois dans les bois, ils avaient pris le mât de la goélette qui les avaient menés à l’orée de l’Amérique afin de construire leur abri. Du mât, ils avaient fait le ventre d’une maison, pièce maîtresse qui supporterait leur toute nouvelle existence. Dedans, c’est là que vécut ma famille.

Ma famille s’est dispersée. La maison blanc-crème doit être démolie et cette tâche m’incombe. J’ai décidé qu’elle serait détruite avec tout dedans.

Nous repartirons à zéro dans une nouvelle bâtisse. Ma femme est d’accord. La destruction se fera scientifiquement comme me l’a expliqué le patron de l’entreprise de démolition, selon la méthode du portefeuille. Coup de pelleteuse, mur de gauche affalé vers la droite. Coup de pelleteuse, mur de droite affalé vers la gauche. Puis, le godet emportera les portes et les cloisons, les clenches et les chevrons, le tambour de l’entrée et les échelles de meunier avec, en clou de cet enterrement sans église ni curé, le reste de la goélette ensevelie sous moult éclats de bois, caisses à whisky reconverties en cloisons, feuilles de journaux des années trente au double emploi de papier-peint et d’isolant. Assigné à résidence depuis plus d’un siècle dans la charpente de la bicoque à quatre cubes, paralysé, interdit de navigation, ce bois de voyage sédentarisé sera bientôt briquettes de chauffage largué à la déchetterie. Les ouvriers s’en chargeront, moi, la déchetterie, j’aime pas ça.

J’aime ma femme. Jamais je n’ai osé avouer à quiconque que mes préférences ne vont ni à ses deux citrouilles enfermées dans des pantalons proches de la rupture, ni à ses citrons qu’elle porte en triomphe dans des balconnets toujours trop justes, mais à l’impeccable bruitage de moteur à turbine qui lui sort du museau. Elle-même l’ignore. Quand je la regarde, lunettes sur le bout du nez, plongée dans ses catalogues pour exécuter ses commandes – principale activité journalière – je ne pense à rien d’autre qu’à son sommeil.
Ma femme commande de tout. En réalité, les achats lui importent peu. Ce qu’elle veut, ce sont les cadeaux promis suivant le montant des dépenses. Ces cadeaux, elle les accumule au grenier de la maison familiale en les empilant derrière la malle malouine arrivée avec la goélette.
Six culottes, une banane-globe-trotter, deux pulls, une valise-trolley, trois pantalons, un sac-multi-poches, une paire de chaussures, un sac-bowling façon cuir. « Si on les utilisait un jour, il serait temps, non ? »
Il était temps que les hommes arrivent à terre. Le scorbut avait fait son petit effet sur les chicots fantomatiques comme sur les coupures qui ne cicatrisaient pas, faute d’aliments crus. Les tonneaux étaient sifflés, les engelures ne s’oubliaient plus dans un coup de gnôle, les paupières étaient collées de glace. Il s’agissait de se fixer au sol une fois pour toutes et de ne plus entendre parler du pays lointain. De toute manière, quand on part sans le sou, le miracle de l’argent qui repousse, ça n’existe pas. En fichant le mât dans le grenier, il n’y aurait plus aucun risque. Il faudrait rester.

Mes parents et moi, nous restions donc à l’abri sous le squelette rescapé des campagnes de pêche. Combien de morues au sel, de saucisses polonaises au chou-rave, de charlotte-malakov ont bouilli, protégées par ce reste de voilier ? Combien de colères ? Combien d’ennui ? Combien de tremblements lorsque le vent montait en neige et que je craignais que la toiture ne prenne le large ? Combien de trous dans les rideaux dûs aux cigarettes de mon père, en attendant le retour de messe de ma mère, le samedi après-midi ? Combien de montées, seul, à l’étage, pour guetter mon DC3 à la jumelle ? Je me fichais pas mal de savoir d’où il venait, je me fichais pas mal de sa destination, ce que j’aimais, c’était sa silhouette, sa carlingue, ses hélices, ses vitres à travers lesquelles je pouvais deviner le pilote. Le DC3 de Sydney. À l’âge où je surveillais âprement son arrivée, je ne savais pas encore qu’il existait plusieurs Sydney. Le DC3 pouvait venir de la moitié de la terre, avec un kangourou dans la soute, moi, je ne me posais pas de question, Sydney c’était Sydney, peu importe son emplacement sur la mappemonde. Je m’installais à la fenêtre. Le silence était total. Parfois un craquement. Quand la maison tremblait du haut en bas, inutile de monter, il n’y avait rien à attendre du ciel. Mais une fois le vent calmi, alors oui, l’avion se pointait. Et cela me suffisait pour m’échapper de mon île. Scruter l’avion, de son apparition dans le brouillard à la sortie des trains avec, en clou du spectacle, son atterrissage, était tout ce que je pouvais désirer de mieux.

Voler aux côtés de l’équipage et disparaître à mon tour dans les brumes atlantiques ? Non. Ce qui me plaisait, c’était d’observer l’animal mais, plus encore, de l’écouter.

J’écoute trois musiques dans ma vie : la pulsation du rock ‘n’roll, le gargouillis des plongées pour la capture des homards et le vrombissement du moteur à piston d’un DC3. La stabilité de mon mariage tient à cela. J’ai épousé ma femme pour ne jamais quitter les allers-retours de son souffle encombré qui me catapultent dans la délicieuse arrivée de mon cher DC3, disparu depuis des années et remplacé par un vulgaire Avion de Transport Régional, engin plat comme un dimanche, sinistre comme un départ.

Mes ancêtres étaient partis du Cap Fréhel après avoir obtenu une concession dans ce territoire que les vieux évoquaient parfois : « On part là-bas et on fait fortune à Fortune. On va s’en avaler de la mer, on va s’en bouffer de la raquette, de la langue et de la joue parce que la chair, c’est pour l’armateur mais à la fin on sera riche à miyons, on achètera des poupées de Boston à nos filles, des poupées incassables, on offrira des pantalons en toile de Nîmes à nos fils, des pantalons increvables, on rapportera des jupons en coton de Caroline à nos femmes, des jupons indémodables. Et tout ça, ça n’aura pas l’odeur du fricot vomi par tempête parce qu’on sera sur place, on bougera plus et on profitera de notre argent, hein les gars ? »

Les gars sont passés ce matin pour me prévenir. C’est aujourd’hui qu’ils plient la maison de la famille. J’ai un peu de nostalgie mais à peine. Ils peuvent détruire la bicoque sans moi et avec tout son bazar dedans. Ma femme, c’est ma provision de souvenirs. Ah, y a mon portable qui sonne !

– Eh, gars, ta maison, y en a plus !
– Y en a plus ?
– Affalée.
– Oui, comme vous avez dit, portefeuille !
– Non. Affalée. De haut en bas.
– Et le mât ?
– Rien.
– Et la malle ?
– Rien… Tu viens voir ?

De la petite maison, quatre cubes l’un par-dessus l’autre, cave, rez-de-chaussée, chambre à coucher-jumelée salle de bain, grenier, il reste un gros tas de bois. Elle s’est écroulée, sans attendre les ouvriers, un peu comme si elle était tombée dans les pommes, à la verticale, une sorte de Verdun d’où sortent de terre châssis brisés, tringles déchiquetées, passoires défoncées et gamelles éventrées. Seuls débris reconnaissables, les valises chinoises, les bananes taïwanaises, les sacs de voyage bengalis et les pochettes sri-lankaises, tous ces bagages n’ayant voyagé que deux fois dans leur vie, une fois de leur pays d’origine à l’entrepôt des commandes et une fois de l’entrepôt des commandes au grenier, les premiers avec le DC3, les suivants avec l’ATR.

Voilà ma femme qui vient à ma rencontre, sautillante et allègre.
Pimpante, elle me saute dans les bras, deux mèches de coton sanguinolentes dans le nez.

– Oh ! Mon Dieu, mais qu’est ce qui t’est arrivé ?
– Ah, mon chéri, une surprise ce matin, j’ai enfin gagné le gros lot ! La croisière !
Et tu me vois ronfler aux Caraïbes ?
Je viens de me faire cautériser les narines. Mon amour, je ne ronflerai plus jamais !
À nous le grand large !

Ce qu'Anaïs Hébrard dit de sa nouvelle

"Sur une île, une maison dont la poutre maitresse est un mat de goélette. Par la lucarne du grenier, un petit garçon observe, captivé, son DC3. Le temps a passé, il s’est marié. Mais la nuit, aux côtés de sa femme, c’est son avion chéri qui revient." 

Impressum

Ce Leporello est entièrement fabriqué en Suisse. Il fait partie de la collection Les Voyages immobiles. Il contient 17 volets au format 110 x 220 mm, 8 plis croisés. Il est imprimé en sérigraphie à 500 ex., numérotés et signés, sur papier Gmund Hanf 120 g/m2.

La couverture est imprimée en sérigraphie sur carton gris qualité relieur 1050 g/mÇ, puis embossée sur presse typographique. 

La finition, le pliage et la reliure sont réalisés artisanalement par l’atelier Gschwend-Rhyn, à Berne.

ISBN : 978-2-940742-13-4
Texte : Anaïs Hébrard
Illustrations : Silvain Monney – silvainmonney.ch
Mise en page : Joanne Matthey – codco.ch
Impression sérigraphique : Thomas Mottet – colormakerz.ch
Impression typographique : Imprimerie de la Tour
Reliure : Atelier Gschwend-Rhyn – gschwend-rhyn.ch
Musique : Jean-Sam Racine – lesfreckles.net
Violoncelle : Elsa Dorbath – elsadorbath.com
Voix : Pierre Crevoisier et Sophie Pasquet Racine
Ingénieur son : Bernard Amaudruz – artefax.net
Éditeur responsable : Pierre Crevoisier

crédits photos: DR pour Anaïs Hébrard / Petar Mitrovic

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