Le secret de Maria
Le secret de Maria
C’était au temps de mes années italiennes. J’étais à Bologne pour terminer mon mémoire sur Dino Buzzati, mon maître en littérature de l’absurde. Un an auparavant, j’avais rencontré Paola, une flamboyante aux seins pointus et doux et j’imaginais naïvement une passion infinie, un amour éternel et des baises joviales dans les collines du Parco dei Gessi. Au printemps, Paola me quitta pour un petit barbu napolitain et insignifiant. Il se prénommait Siegfried. L’idiot emporta ma Walkyrie dans sa valise. Dans la ville rouge, Paola me laissa son appartement et son chat. La cession de l’un était conditionnée à l’autre. Non négociable.
L’appartement était étroit. Deux petites pièces et une cuisine en prolongement du couloir. Le plafond était à une hauteur démesurée. La première fois que j’étais entré, j’avais eu le sentiment que les rêves de tous ceux qui y avaient vécu étaient restés prisonniers de ces pièces, enfermés dans cette bulle de plafond et qu’ils nous regardaient en riant. Paola avait rigolé. Ma sei scemo !”. L’habitation était située Via Lionello Spada, dans un immeuble carré, pourvu d’une large cour intérieure et, au centre de chaque arête, des escaliers en pierre qui menaient aux étages, distribuant les accès aux appartements par de longues passerelles circulaires.
J’arrivai à la fin de l’été, le temps où les fenêtres étaient encore ouvertes et laissaient déborder sur le monde de petits bouts des vies intérieures, les appels des mères le jour, les télévisions criardes de cinq heures, les cris des pères le soir, le ahanement des corps la nuit.
Une semaine après mon emménagement, accoudé au parapet du balcon, j’écoutais la nuit tomber lorsqu’une motocyclette entra en trombe dans la cour. Une jolie moto rouge. Une masse de cheveux blancs accompagnait son arrivée. Des cheveux blancs et une robe à fleurs larges, des coquelicots. La vieille dame – de mon poste d’observation, je ne voyais pas son visage, mais la crinière, les mains fines et anguleuses, le porté de l’épaule, des signes infimes qui me faisaient penser à une dame d’une certain âge – la vieille dame donc mit pied à terre, éteignit le moteur et cala l’engin sur son pied avec une étonnante énergie. C’est alors qu’elle leva la tête, m’aperçut et, souriant un instant, m’adressa un baiser. Ciao, bello ! Je n’entendis pas les mots, juste l’intention et le mouvement des lèvres, des lèvres aussi rouges que la moto et les fleurs de la robe. La femme disparut dans le premier appartement du rez-de-chaussée, là où elle avait garé le deux-roues.
Le lendemain, en partant pour la bibliothèque, je m’arrêtai un instant à contempler la mécanique. Une véritable Benelli de la fin des années 20, une Piumina, d’un rouge pétant, les chromes rutilants, un modèle unique. Elle devait avait plus de soixante ans, mais elle semblait sortir toute neuve des ateliers de fabrication de l’usine de Pesaro. Sur la porte de l’appartement où la vieille dame s’était engouffrée le soir précédent, seul un prénom était affiché : Maria. Au pied, je vis une écuelle à demi entamée et j’imaginais parfaitement le chat reçu en héritage prenant son dessert ici.
Le soir même, je frappai à la porte de Maria. J’avais élaboré une introduction sur l’infidélité des estomacs félins, si j’avais besoin d’un prétexte à mon intrusion. Maria ne s’embarrassa de rien, m’ouvrit en grand en repartant déjà vers sa cuisine, lança un entra, entra en guise de bienvenue.
– Ti faccio un café !
Elle me dit je t’ai reconnu tout de suite, le jeune homme du troisième, l’amico di Paola, elle est gentille Paola, une belle fille, tout le monde se retourne sur son passage, elle est où, il y a longtemps que je la vois plus, elle est en voyage, comment va-t-elle, son chat est toujours à gratter derrière ma porte, comment il s’appelle son chat, Nebbia, non, Neve, drôle de nom pour un noir, tu as vu, même les yeux sont aussi noirs que le reste, à croire qu’on l’a passé au charbon, Paola revient quand, mais assieds-toi, tu mets quoi dans ton café, deux sucres, trois, mais je ne t’ai même pas demandé ton nom, comment tu t’appelles… Elle avait dit tout cela sans respirer, d’une traite, sans attendre de réponse, comme si elle allait les trouver elle-même dans le fil de ses pensées et de son discours.
– Jacques, je dis!
– “Jacques”, sei francese?
Avant qu’elle ne poursuive, je glissai le nom de Paola, son départ, mes études et le chat. La gentile signorina Paola se transforma en mangeuse d’hommes, même que c’était “normal avec un cul comme ça”, sans que je sus si elle voulait réellement évoquer le joli fondement de Paola où, comme peuvent le faire les Italiens, faire référence à la chance qu’elle avait de nous dévorer. Je ne posai pas la question, car les ambivalences sont souvent utiles aux silences qu’elles accompagnent.
Les silences étaient rares avec Maria. J’appris rapidement qu’elle avait 76 ans, qu’elle était fille de paysans de l’Emilie Romagne, “de San Bartolomeo”, née en 1920 et qu’elle n’avait pas eu d’enfant. Elle montra ses parents, un portrait d’eux, jeunes, le jour de leurs noces, lui en frac et moustache, elle en costume de lin blanc, les sourires figés, et les mêmes, vingt ans plus tard, la tristesse et Mussolini en plus. “Et la Benelli”, demandai-je? Elle me raconta que c’était un cadeau de son fiancé Giuseppe:
– Elle est d’origine, de 1928. Giuseppe me la offerte le jour de mes 16 ans.
– Et elle est toujours là? On dirait qu’elle est neuve…
– Je la sors tous les jours, qu’il vente ou qu’il pleuve. Et je la soigne comme un bébé!
– Le fiancé, c’est l’homme de la photo sur la télévision?
Maria détourna la tête, fouilla dans la poche de sa robe à fleurs – des jaunes, cette fois, toujours grandes et ouvertes – en sortit un mouchoir et s’essuya les yeux. Elle ne répondit pas et fit comme si la conversation était terminée.
Dans son cadre, Giuseppe la regardait. L’homme portait beau, plutôt grand, les cheveux en crinière et la bouche bien dessinée. Il portait une chemise blanche à col ouvert. Le visage et le haut du corps lui donnaient un petit air de Marlon Brando très jeune. Ce qui impressionnait, c’étaient ses mains, immenses, puissantes, des pognes faites pour creuser la terre et s’emparer du ciel. Sur la photo, elles étaient déployées, non, elles étaient en train de s’ouvrir, de s’avancer pour saisir quelque chose devant elles, devant lui, quelque chose situé du côté du photographe, ou peut-être étaient-elles sur le point de s’en prendre à lui et, s’il n’était le rire de l’œil, un œil où aucune colère ne vivait, on aurait juré que ces grandes mains allaient s’emparer de celui qui prenait l’image et qu’à cet instant, le déclencheur les avait saisis au vol, lui et ses mains.
Je ne saurai pas, pas encore. Maria me pressa de m’en aller.
Durant les mois d’automne, j’observai attentivement Maria bichonner sa Piumina. Elle y passait des heures, astiquant les chromes jusqu’à ce qu’ils brillent dans la nuit, frottant le cuir du siège avec une graisse qu’elle sortait d’une boîte en fer blanc, démontant le moteur qu’elle déployait sur le sol de la cour, nettoyant chaque pièce à l’essence avant de la graisser à nouveau, remontant le mécanisme les yeux fermés, tant elle connaissait par cœur l’emplacement de toute chose, l’emboîtement d’un arbre dans sa cavité, le piston dans sa gorge, la liaison de tel engrenage avec tel autre, jusqu’aux maillons de la chaîne qu’elle articulait l’un après l’autre pour en tester l’usure.
Le plus remarquable était sa façon d’enfourcher la machine, toujours vêtue de ses robes amples et fleuries dont j’imaginais qu’un pli du tissu allait se prendre dans le moyeu de la rouge et entraîner avec lui l’ourlet et la robe entière. Mais Maria savait y faire. La moto encore sur son pied, elle balançait la jambe droite par-dessus, entraînant l’étoffe dans cet élan, ni trop, ni trop peu, juste ce qu’il fallait pour éviter la rencontre entre la mécanique et le voile et retomber de l’autre côté de la monture avec une naturelle élégance. Une danseuse sur un fil de funambule. Puis, elle remontait l’arrière de la robe sous l’angle de ses fesses et, d’une main, d’une seule, enclenchait le moulin. Celui-ci démarrait au quart de tour. Maria embarquait ainsi sa moto rouge pour un tour de ville, tous les soirs, à sept heures en été, quatre en hiver.
Un jour que j’attendais le bus Via Masserenti, je la vis passer, sans casque, la tête à peine protégée par un bonnet de laine aussi rouge que sa carrosserie. C’était deux jours avant Noël et, malgré la pluie, elle filait sur la pétaradante, avec ses fleurs d’été, ses cheveux blancs et un indéfinissable sourire aux lèvres. C’est alors que le drame arriva.
Giuseppe avait donc pris Maria, dans tous les sens que la jeune fille pouvait imaginer ou dont elle rêvait alors : prise par la main, prise par la taille, prise sous son aile, prise tout court. Il lui apprit la vie, les chansons révolutionnaires, l’amour, avec ses doigts de géant, ses grandes mains habiles et des bras aussi forts que des arbres. Elle avait 15 ans à peine et un corps blanc, des seins tendres de jeune femme et il les avait façonnés avec l’imagination d’un sculpteur de la Renaissance.
Une voiture déboucha sur sa droite. Avec la lumière de fin de jour, la précipitation de fin d’année et la fatalité des fins de vie, le jeune conducteur ne vit pas arriver la petite vieille dame blanche sur sa moto rouge. Il y a eu le choc, vif, sonore, brutal de la Benelli s’écrasant sur le flanc de l’automobile, le bras de levier de la roue avant, la masse en vol, en jet, en planée, juste après l’impact et Maria, ou le corps de Maria, projeté en un point de l’asphalte. Loin, trop loin. Tout se passa très vite et la rue se figea ensuite: le conducteur et sa stupeur, les témoins avec cette vague incrédulité sur la réalité des choses lorsqu’elles arrivent ainsi, le trafic et sa rumeur agitée, la poupée fragile de Maria au pied de la Porta San Vitale, jusqu’à la pluie qui cessa d’un coup.
J’ai couru jusqu’à elle. Elle respirait encore. En me penchant vers elle, j’entendis un mot prononcé en continu, à l’infini: “Giuseppe”. Je l’ai prise délicatement dans mes bras. Elle ne pesait pas lourd, Maria. On sentait les os fracassés, mais la tête ne semblait pas touchée. Une portière s’est ouverte, je me suis engouffré à l’intérieur et nous avons parcouru, en sens interdit, la centaine de mètres qui nous séparait de la polyclinique Sant’Orsola. Personne n’eut besoin de parler. Les gestes furent précis, coordonnés, efficaces et le petit corps fut avalé par le couloir des urgences.
Combien de temps ai-je attendu? Je l’ignore. Avec la nuit, les bruits de l’Hôpital se sont atténués, les hurlements des impatients surtout. Puis un médecin est venu me voir. Il me dit que Maria se trouvait dans un état critique et que, si elle survivait, il était certain qu’elle ne marcherait plus. Il eut l’air soudain emprunté, gêné par une question qui lui brûlait les lèvres, la lèvre supérieure d’abord – je le voyais à ce tic qu’il avait de la rétracter en soulevant légèrement le nez. Puis il se lança:
– Vous ne l’avez pas touchée, ni examiné ses vêtements avant de l’emmener ici?
La question m’interloqua.
– Je l’ai conduite ici directement du point de l’accident, sans attendre. Pourquoi cette question?
– La Sua nonna era senza mutandine!
Je lui demandai de répéter, sans relever qu’il parlait d’une femme qui n’était pas ma grand-mère, mais le dire eut été inutile. Il répéta, en français cette fois:
– Votre grand-mère ne portait pas de culotte!
Le jeune interne devina mon étonnement et il n’insista pas. Il ne fut pas possible de la voir. Le médecin me pria de revenir le lendemain en précisant qu’en ce temps de la nuit, nous ne pouvions qu’attendre. La ville fut très froide sur le chemin de retour jusqu’à la rue Spada.
Je revins le lendemain aux petites heures. Le corps cassé de Maria était étendu sur un lit trop grand pour elle. Son pouls était faible. Les autres indicateurs vitaux ne valaient pas mieux, mais elle s’accrochait à un souffle. Je suis resté à son chevet, à regarder les ombres du jour traverser la chambre. Des infirmières entraient et sortaient de temps en temps.
A 16 heures, l’heure à laquelle Maria enfourchait sa Piumina en hiver, elle ouvrit un œil et murmura: “Giuseppe”. La légère montée de la fin du mot indiquait l’inquiétude et l’interrogation. Je lui répondis que son fiancé d’il y a longtemps n’était pas là et, si j’en croyais mon intuition, qu’il était mort depuis belle lurette…
Elle ouvrit les yeux plus nettement :
– Giuseppe, c’est ma moto !
Maria avait donc surnommé “Giuseppe” une motocyclette de 1928, du nom de son mystérieux fiancé disparu.
– Ven che ti raconto la storia di Giuseppe…
Et elle raconta l’histoire la plus surprenante que j’aie entendue de mes années italiennes.
Maria était adolescente lorsqu’elle rencontra Giuseppe. Son père, petit propriétaire foncier, l’avait engagé comme ouvrier agricole dans les plaines de l’Emilie Romagne. Giuseppe avait 30 ans. Il était beau, carré, avec des mains qui savaient vous prendre pour ne plus vous lâcher. Giuseppe avait donc pris Maria, dans tous les sens que la jeune fille pouvait imaginer ou dont elle rêvait alors : prise par la main, prise par la taille, prise sous son aile, prise tout court. Il lui apprit la vie, les chansons révolutionnaires, l’amour, avec ses doigts de géant, ses grandes mains habiles et des bras aussi forts que des arbres. Elle avait 15 ans à peine et un corps blanc, des seins tendres de jeune femme et il les avait façonnés avec l’imagination d’un sculpteur de la Renaissance. Il l’avait fait avec douceur et une délicatesse qu’elle n’aurait pu attendre lorsqu’elle le voyait retourner la terre ou traire une vache. Soixante ans après, son corps se souvenait de ses caresses lentes lorsqu’il lui fit découvrir sa peau contre la sienne, la paume vaste qui couvrait sa poitrine entière, le noir de sa peau contrastant avec le translucide de la sienne, la rugosité de ses poils innombrables et drus sur le velours de son épiderme clair. Il ne l’avait jamais forcée, Giuseppe. Il s’arrêtait à l’orée du corps, lorsqu’il sentait qu’elle n’était pas prête, entrouvrait ses lèvres sans y entrer, aventurait la langue entre ses cuisses jusqu’à l’entendre chanter, glissait derrière en la retournant d’un geste, un bras noué auteur d’elle, la bouche ouverte large dans le pli de ses fesses. Jusqu’à ce qu’elle demande elle, qu’elle s’empare de ses doigts à lui pour les introduire en elle, un seul doigt pour tout emplir, luire, lutiner, elle aimait l’index pour la souplesse et la dextérité, le majeur pour l’ampleur et les autres pour jouer aux papillons autour. Elle mangea enfin son sexe avec son sexe à elle.
Giuseppe avait une moto. Il la guida, lui montra la conduite et la mécanique, les randonnées, le soir, dans les collines de l’Abbadessa, le vent dans les voiles et les culbutes dans les fleurs. C’est de cette époque qu’elle aima les voir partout sur elle, des fleurs de cent couleurs différentes, elles qui furent témoins et complices de leurs corps dansant l’un dans l’autre.
Giuseppe avait une obsession, un fantasme absolu: garder, à demeure, ses grandes mains sur son cul, pour le caresser toujours, une sous chaque fesse, pour les sentir vivantes, rondes, trépidantes, pleines. Il lui avait donc appris à conduire la moto pour qu’elle aille devant, lui derrière, les glisse entre le cuir du siège et sa peau, pour éprouver les mouvements de son cul à mesure qu’elle roulait, passait un obstacle, entamait une descente, freinait soudain. Il bougeait à peine, profitant d’un brusque sursaut pour explorer encore et encore, jusqu’à entrer l’annulaire dans le trou de l’anus. Elle devait se concentrer alors pour ne pas jouir tout de suite, dans les virages tortueux des collines de pins et elle attendait une ligne droite, un chemin d’horizon, pour s’envoler enfin. Le jour de ses 16 ans, il lui avait offert sa Benelli toute neuve, rouge, et l’épousa avec ses doigts sur une route de campagne. C’est là qu’elle promit d’être sa femme pour la vie.
Mais la vie fut courte. Giuseppe était communiste. Ancien journaliste, il avait tout quitté en 1925, avec la censure et la dictature. La chasse aux dissidents l’avait contraint à un repli stratégique au plus profond de la campagne italienne. Les fascistes le retrouvèrent un jour de juillet 1936. Il fut arrêté. On retrouva son corps, brûlé et pendu, dans une grange abandonnée, à quelques kilomètres de Bologne. Seules ses mains avaient résisté aux flammes. C’est d’ailleurs à cela qu’on a pu l’identifier.
Maria a gardé la moto rouge, son Giuseppe, et l’habitude de la sortir tous les soirs, sans culotte, pour se souvenir, au contact du cuir, de sa peau à lui sur son cul.
– C’avevo un culo, io!
Elle termina son histoire ainsi. Je me dis d’ailleurs que, dans ses mots, elle parlait bien de ses fesses arrondies et non de la chance qu’elle avait eu… encore que… cette petite bonne femme, dans son corps cassé aujourd’hui, avait vécu une drôle de vie, les souvenirs après l’intensité. Mais il y avait eu l’intensité.
Lorsque je revins, le lendemain, on m’annonça qu’elle était morte dans la nuit. On me confia ses maigres affaires. J’avais apporté une robe, celle des coquelicots, et je la laissai pour la préparation du corps. “Mi dispiace per la Sua nonna”, me souffla l’infirmière de garde. Je souris et me souvins que c’était Noël. Le jour où Maria et Giuseppe sont partis.